48. JUSTE UN BAISER
Je suis toujours immobile. Dans ma tête passe une première fois le film de ma vie. Mais mon affolement est tel que je suis incapable de réfléchir clairement.
Je n’ai plus de perception du monde extérieur. Quel dommage que je n’aie pas gardé les yeux ouverts.
Il s’est peut-être déjà écoulé une semaine. Je n’ai plus conscience du temps. Les autres doivent être déjà repartis. Ou ils sont eux aussi transformés en statues.
Se calmer. Utiliser la technique de Samadhi décrite dans l’Encyclopédie. Chasser une à une toutes les pensées.
J’essaye, et n’y parviens pas. Si seulement je pouvais savoir ce qu’il se passe à l’extérieur. Si seulement je pouvais savoir si les autres sont là, s’il fait jour ou s’il fait nuit.
Il faut que j’arrive à méditer. Chasser les pensées comme des nuages soufflés par le vent. Ne pas songer à ma situation.
JE VAIS DEVENIR FOU.
Mon (Grand) Dieu, si vous m’entendez, je vous en prie.
Sortez-moi de là.
SORTEZ-MOI DE LÀ ! ! !
C’est alors qu’il se produit un événement étonnant. Je sens un contact au niveau de la bouche. Un baiser. Un long baiser au goût de fruit sur mes lèvres. Et ce baiser irradie dans mon corps et me réchauffe tout entier. Aphrodite serait-elle accourue pour me sauver au tout dernier moment ?
Son baiser possède l’incroyable vertu de me libérer. Ma bouche retrouve sa sensibilité comme après une anesthésie chez le dentiste. Je sens de la chaleur humide sur mes lèvres. Mon cou se déplace. Mes paupières s’allègent et je découvre qui est accouru à mon aide.
Ce n’est pas la déesse de l’Amour.
Mata Hari.
Les yeux clos, elle s’est collée contre moi. Elle m’étreint et m’embrasse, me transmettant une onde bienfaisante qui m’envahit et me tire de ma gangue de pierre. Je suis Belle au Bois Dormant réveillée par un baiser. À nouveau mes doigts s’agitent, mon torse se meut. Je retrouve mon corps. Je retrouve mon sang. L’air emplit à nouveau mes poumons et je tousse de la poussière.
Une fraîche main féminine m’entraîne. Il y a des moments où il ne faut surtout pas réfléchir. Ensemble, les yeux fermés, nous courons parmi les cratères de lave. J’entends d’autres pas. Les théonautes sont donc encore là, autour de nous.
Méduse nous poursuit à pas lourds. Elle vole et j’entends ses longues ailes brasser l’air derrière moi.
J’ose entrouvrir les yeux et vois enfin devant moi.
La main fraîche qui me tire est celle de Freddy Meyer transformé en muse. Il me tire, je tiens Mata Hari. Elle tire à son tour tous les autres se tenant par la main. Juste retour des choses : jadis, Freddy l’aveugle, c’était nous qui le guidions…
Quand nous rejoignons la pente abrupte qui mène au territoire rouge, Méduse renonce à nous poursuivre. Son royaume est là-haut et elle ne le quitte pas.
Nous dévalons le versant à pic. Nous rejoignons le champ de coquelicots. Nous courons, et jamais je n’ai été aussi content de posséder des jambes qui emportent, des paupières qui battent, des mains qui peuvent s’ouvrir et se fermer.
Nous courons longtemps, puis nous nous arrêtons. Ce n’est plus la peine de se tenir les uns les autres, et je pars m’ébattre parmi les coquelicots rouges, m’extasiant de sentir chacun de mes muscles fonctionner. J’ai échappé au pire, je suis vivant et mobile.
Nous nous regardons tous, étonnés d’être vivants. Ainsi il ne s’était pas écoulé une heure ni une semaine ni une année. Juste quelques minutes.
Je l’ai échappé belle.
— Bon, ça, c’est fait, déclare sobrement Mata Hari.
Cette phrase en cet instant prend une saveur particulière.
— Merci, lui dis-je.
Mon corps a envie de l’étreindre mais mon cerveau l’en empêche. Je regarde les autres. Les théonautes, les muses, la chérubine qui volette au-dessus de nous.
Je crois comprendre ce qui s’est passé : la moucheronne est allée chercher la muse Freddy Meyer qui a gravi la montagne pour nous sortir de ce guet-apens. Plutôt que de m’abandonner, Mata Hari a tenté le baiser salvateur.
La chérubine s’élève pour vérifier s’il n’y a plus de danger. Puis elle vient se poser sur mon doigt tendu.
— Merci aussi à toi, moucheronne.
Elle tire sa petite langue de papillon à l’évocation de ce nom qu’elle n’aime pas et s’envole.
— Hé, moucheronne, attends…
Elle est déjà loin. Je regarde mes amis.
— Il manque Camille Claudel m’exclamé-je. Il faut y retourner.
— Trop dangereux, tranche Jean de La Fontaine.
— Nous ne pouvons pas l’abandonner. Il faut aller la sauver ! répété-je.
— Il est déjà trop tard pour elle. Il fallait l’embrasser quand c’était encore possible, dit Raoul.
— Il a raison, poursuit Méliès. Mata Hari t’a sauvé parce qu’elle a agi vite, maintenant Camille Claudel est complètement durcie.
— Une sculptrice transformée en sculpture, c’est un aboutissement logique, suggère Raoul.
Nous levons les yeux vers la zone orange, là-haut.
— C’est fini, nous ne pouvons pas aller plus loin. De toute façon, moi je n’y retournerai plus jamais.
La muse Marilyn Monroe et la muse Freddy Meyer nous font signe qu’elles ne peuvent s’attarder plus longtemps, la compromission avec des élèves dieux a ses limites.
Nous nous remettons en marche, harassés, pour rentrer à Olympie.
Sous le torrent, je savoure le déluge d’eau fraîche. Je veux sentir vivre chaque millimètre de mon corps. Je comprends maintenant l’avantage d’être dans la matière, de ressentir le monde, bouger. Je déploie mes doigts, je souris, je ris, je lève les bras. Merci mon Dieu. Tout mon corps est une antenne qui ressent le monde. Je respire profondément. Je ferme les yeux, si heureux d’être incarné dans la chair mobile.
Je plains les arbres. Je plains les pierres. Je comprends tout d’un coup que les mille tracas de santé que j’avais eus dans ma peau de mortel étaient des bénédictions. Même mes rhumatismes, mes caries, mes ulcères, et même mes névralgies faciales étaient au moins des sensations fortes. Mes douleurs me prouvaient que j’existais.
Tout mon corps perçoit l’extérieur et j’ai l’impression que pour la première fois je perçois cette planète et le cosmos. Cela valait le coup de connaître l’expérience de peur de l’immobilité définitive pour goûter le bonheur de palpiter dans la chair libre.
Plus une âme s’élève, plus la pression est forte…
Une âme s’élève ? Tiens je n’avais jamais remarqué que dans le mot « élève » il y avait la notion d’élever.
Mata Hari m’a rejoint. L’eau rend sa toge transparente et ses formes tendent l’étoffe.
Je me lave, je me frotte pour enlever sueur, poussière et peur.
D’où vient cette culpabilité qui me colle à la peau ? Je me sens coupable de ne pas avoir sauvé Edmond Wells, de ne pas avoir sauvé Jules Verne, mes clients mortels Igor et Venus, quand j’étais ange, et encore avant, Félix Kerboz et tous mes amis thanatonautes morts dans cette folle aventure… Je me sens coupable de tous les malheurs du monde, et cela depuis toujours. Quelque part, toutes les guerres sont un peu ma faute, toutes les injustices, et ce jusqu’au péché originel. Caïn tuant Abel. Ou Ève mangeant la pomme. Était-ce déjà ma faute ?
Même Aphrodite est une faute. La défaite de mon peuple dauphin est une faute.
Je me renfonce la tête sous l’eau et reste en apnée jusqu’à ce que mes poumons me brûlent.
Je pense à ma mère qui me le disait déjà : « Tout ça est ta faute…» Comme elle avait raison. Mais elle n’a pas dit : « Et tu ne pourras jamais rien y faire. » Elle a dit : « Mais tu es tout-puissant pour changer cela. » À l’époque, elle parlait de ma chambre qui n’était pas rangée. J’avais par inadvertance tiré sur un pull qui avait déséquilibré un aquarium à poisson rouge et l’infortuné animal était mort.
« Tout ça est ta faute… Mais tu es tout-puissant pour changer…»
J’avais rangé ma chambre puis acheté un autre poisson rouge.
Peut-on acheter une humanité neuve ?
Je ferme les yeux, puis les rouvre. Mata Hari me regarde tranquillement. Elle est consciente de sa semi-nudité.
Elle est belle, courageuse, c’est peut-être la femme la plus formidable que j’aie jamais vue… en dehors d’Aphrodite.
Voilà peut-être mon problème. Je ne sais pas avoir les bons désirs.
Confusion.
Est-ce ainsi que le diable agit ?
Jean de La Fontaine me pousse.
— Il est tard, maintenant rentrons vite.
Je ne bouge pas. Mata Hari reste face à moi, comme si elle attendait quelque chose.
— Mata, je voulais te dire…
— Quoi ?
— Non… rien. Merci encore pour tout à l’heure.
Camille Claudel demeure en zone orange. Nous ne sommes plus que 77.
Nous rentrons et je me mords la langue jusqu’au sang. « Peut-être que par moments il vaut mieux être un arbre », pensé-je.